En 2016, Marc Smith (prom. 1988), professeur de paléographie à l’École, a été invité par Maryan Ainsworth, conservateur au Metropolitan Museum de New York, à examiner des traces d’inscriptions récemment découvertes sur les cadres de deux panneaux du xve siècle, la Crucifixion et le Jugement dernier attribués à Jan van Eyck.
De fil en aiguille, cette rencontre l’a amené à travailler sur les inscriptions détériorées d’autres peintures flamandes. L’épigraphie dans la peinture est un sujet largement négligé et qui pose des problèmes théoriques et pratiques d’autant plus épineux lors de la restauration d’œuvres originales ; ces travaux ont donc été l’occasion de montrer ce qu’une méthode paléographique rigoureuse peut apporter à l’étude des œuvres d’art en proposant des restitutions virtuelles, jusque dans des cas considérés comme désespérés.
La Crucifixion et le Jugement dernier de Jan Van Eyck
Les inscriptions de New York présentent une configuration inhabituelle : des citations bibliques en latin, exécutées en pastiglia dorée, courent sans interruption sur la lèvre des cadres ; et les traces peintes nouvellement dégagées sur l’aplat extérieur, sous une dorure du xixe siècle, se révèlent être la traduction flamande des mêmes textes, dans une belle minuscule gothique, mais réduite par usure à des fragments du haut des lettres. L’analyse de l’original au microscope binoculaire a été suivie d’analyses sur photographies en haute définition, de la comparaison avec les versions néerlandaises et rhénanes des extraits bibliques cités, enfin de la reconstitution à tâtons, à l’aide d’une typographie gothique superposée aux photographies numériques de manière à garantir l’exactitude des proportions. Il a été ainsi possible de retrouver environ les trois quarts du texte perdu. La comparaison du lettrage avec d’autres inscriptions de Van Eyck et celle des citations avec leur traduction littérale confortent encore l’attribution et éclairent l’histoire des panneaux, vraisemblablement conçus comme portes d’un tabernacle avant d’être convertis en diptyque de dévotion pour un laïc. Une publication de l’étude et de la restauration est en préparation.

Cadre de la Crucifixion, détail : état après nettoyage (bas), restauration virtuelle (haut)
L’Adoration de l'Agneau mystique
Une autre entreprise de restauration, de plus grande ampleur, est celle du retable de l’Agneau mystique de Gand, le chef-d’œuvre monumental des frères Van Eyck. La publication récente du premier volume du dossier, The Ghent Altarpiece. Research and conservation of the exterior (dir. Bart Fransen et Cyriel Stroo, Bruxelles, 2020) montre les résultats spectaculaires du travail réalisé sur l’extérieur, qui se poursuit sur l’intérieur — beaucoup ne se sont pas encore remis de voir resurgir, sous l’inexpressif museau ovin repeint au xvie siècle, un visage étrange au regard pénétrant. Des nombreuses inscriptions, la plus importante est le quatrain-signature en latin peint au pied, document fondamental de l’histoire des Primitifs flamands, dont l’authenticité a été controversée. Le nettoyage permet de mettre en question une reconstitution précédemment tentée, largement anachronique, et de montrer combien le lettrage est cohérent avec celui de Jan Van Eyck. En collaboration avec Susan Jones et Anne-Marie Augustyniak, Marc Smith en a proposé une nouvelle reconstruction complète, publiée et commentée dans le volume cité.

Quatrain de l'Agneau mystique, 2e vers : état après nettoyage (haut), restauration virtuelle (bas)
Le retable de sainte Dimphne
Un troisième chantier, enfin, a été l’occasion d’une conjonction inhabituelle entre restauration, paléographie et calligraphie. Le retable de sainte Dimphne, peint vers 1505 par Gossuin Van der Weyden pour l’abbaye de Tongerlo, raconte la vie singulière de cette martyre irlandaise, patronne des malades mentaux et objet d’un pèlerinage haut en couleur. Les panneaux, acquis en 2010 par la Fondation Phoebus (Anvers), fort endommagés, viennent de subir une ambitieuse restauration. Restait à traiter les inscriptions, deux lignes de vers flamands associées à chacun des huit panneaux, connues par une transcription postérieure mais sciées depuis lors en laissant subsister seulement le sommet de quelques lettres. La comparaison de ces restes avec le texte transmis en copie a permis de proposer une transcription dans une graphie plus proche de l’original et de définir le style du lettrage, lequel a été ensuite recréé au pinceau par le célèbre calligraphe Brody Neuenschwander — connu notamment pour sa participation répétée aux films de Peter Greenaway — et intégré à la reconstitution virtuelle, publiée dans la somme qui conclut cette grande entreprise historique et technique : Crazy about Dymphna. The story of a girl who drove a medieval city mad (dir. Sven Van Dorst, Furnes, 2020).

Retable de sainte Dimphne : pied du premier panneau (haut), restauration virtuelle des huit inscriptions (bas)
Ce que ces expériences laissent en suspens est l’éventualité de la restauration matérielle des inscriptions, devant laquelle théoriciens et praticiens tendent à reculer, en arguant de l’incertitude des textes et des formes — et il est vrai que, faute d’analyses suffisantes, on ne compte pas les œuvres de toute époque où le lettrage a été défiguré par anachronisme voire rendu illisible. Le sujet mériterait d’être amplement débattu entre historiens de l’art, restaurateurs et spécialistes de la lettre.