Pauline Van Thienen, élève de 4e année, a effectué son stage auprès des Archives de la Curie généralice de l'ordre des Dominicains. Dans le cadre d'une collaboration avec les Archives vaticanes, elle était chargée d'étudier et d'inventorier le fonds Domenicani II conservé au Vatican, ainsi que d'en élucider la genèse.
Si Rome est éternelle, elle est aussi vive, tumultueuse, enjouée et solennelle. L’air y sent le jasmin et le lilas, la pâte à pizza chaude et les agrumes. Les pierres et les hommes sont fiers de leur histoire millénaire, qu’ils offrent au visiteur avec une ardente nonchalance. Suivez leur conseil et perdez-vous dans les ruelles… En fuyant la foule qui se presse au Capitole, le flâneur averti saura trouver son chemin vers le Ghetto, tourner à gauche après les montagnes d’artichauts puis longer le Tibre en méditant sur le temps qui change les arbres qui le bordent, saluer l’Île Tibérine et sa tour qui ferait une fort belle bibliothèque avant de se lancer dans l’ascension de l’Aventin. C’est toujours le souffle court et le cœur battant que l’on découvre Sainte-Sabine – et pas seulement parce que l’on a failli succomber à une énième traversée sauvage des routes italiennes. Le temps suspendu y a trouvé refuge. S’il ne m’était donné de ne conserver qu’une image des sept semaines passées à Rome, je franchirais à nouveau les portes de cyprès pour m’avancer dans le demi-jour jusqu’au chœur plus que millénaire de la basilique.
Derrière la porte de la sacristie m’attendrait Fr. Augustin Laffay, archiviste général de l’ordre, curieux des découvertes faites au Vatican le matin même. De fait, si Sainte-Sabine fut confiée par le pape à Saint Dominique dès 1219, ce n’est qu’en 1936 que la Curie généralice de l’ordre s’y est installée au terme d’un siècle mouvementé. Les épreuves du XIXe siècle n’ont pas épargné ses archives. Contrairement à d’autres familles religieuses, la tradition administrative dominicaine est faible, si bien que l’Archivum generale Ordinis Praedicatorum (AGOP) ne conserve qu’environ 600 m.l. d’archives. Celles-ci se distinguent néanmoins par leur densité et fournissent matière à d’infinis travaux pour l’archiviste, qui est nommé pour un mandat de six ans. Il y a donc fort à faire pour des stagiaires chartistes qui sont toujours chaleureusement reçus par Fr. Laffay, dont le travail au sein du dépôt est remarquable, quoique sa modestie lui interdise de le reconnaître.
Ma mission, je l’accepte, fut peu ordinaire. Les Archives du Vatican conservent en effet un fonds nommé Domenicani, dont la genèse est depuis longtemps source d’interrogations
Au début du XXe siècle déjà, un frère français du tiers-ordre dominicain, Clodoald Mercier, tenta de prouver que ces documents appartenaient aux Frères Prêcheurs afin d’obtenir leur retour au sein des archives de l’ordre. Au fil de mes recherches, je découvris qu’il avait commencé à en dresser un inventaire détaillé, sans venir à bout de la tâche. Il me revenait donc de réouvrir ce dossier, non pas dans le but de soutenir un éventuel retour du fonds au couvent de Sainte-Sabine mais, dans le cadre d’une collaboration exceptionnelle entre l’Archivio Apostolico Vaticano et l’AGOP, pour faciliter sa valorisation en élucidant sa genèse. Le fonds conservé au Vatican est divisé en deux parties selon une distinction codicologique, à savoir que le fonds Domenicani I est composé de parchemins, le fonds Domenicani II de papiers. Ce dernier ensemble, sur lequel portait mon étude, se compose de quarante-deux cotes d’ampleurs très diverses.
Je le savais pour y avoir effectué des recherches dans le cadre de ma thèse : les archives italiennes sont ainsi faites qu’à 13h45, elles ferment. Mes matinées furent donc vaticanes. C’est une chose de connaître les vigiles à l’entrée de la BEnC ; se voir livrer passage par un garde Suisse qui n’estime plus nécessaire de voir votre carte en est une autre. Je dépouillai le fonds dans son entier : pour la première fois, celui-ci fut abordé d’un point de vue archivistique plus qu’historique ou religieux. Pêle-mêle, j’y découvris des documents allant du XVe au XIXe siècle, rédigés en latin, français, anglais, allemand, italien, espagnol ou encore portugais. Ils reflétaient bien en cela le caractère international de l’ordre. Je parvins à identifier plusieurs ensemble de documents, dont la correspondance reçue par plusieurs maîtres généraux de l’ordre. Lorsque je ne me perdais pas dans la contemplation des fresques du plafond ou de la tour servant de café aux usagers de la Bibliothèque et des Archives, je traquais les indices qui pourraient me permettre de répondre à une question essentielle : d’où viennent ces documents ? Mes après-midis furent donc consacrés aux recherches qui devaient me permettre de retracer leur parcours et d’identifier des fonds complémentaires à même d’éclairer leur histoire.
Pour ce faire, je me suis intéressée à l’histoire des archives de l’ordre : les précédents plans de classement et les outils de recherche, les lettres des archivistes et de leurs collaborateurs de même que les éditions de textes et l’historiographie de l’ordre me furent utiles. J’étais à l’affût de la moindre mention des archives qui désormais se trouvent au Vatican. La Curie généralice était jusqu’en 1873 installée au couvent de Santa-Maria-sopra-Minerva, près du Panthéon, d’où elle fut chassée dans le sillage de l’unité italienne. Le bâtiment est désormais le siège de la Province dominicaine du Latium, dont je visitais les archives. Non loin de là, le Palazzo della Sapienza abrite l’Archivio di Stato di Roma où l’on trouve un autre fonds Domenicani. Entre deux documents concernant l’élevage des canards, un inventaire rend compte de l’état de la Minerve en 1849 : nulle mention des archives, mais peut-être se trouvaient-elles alors dans l’une des nombreuses pièces qui ne purent être décrites car de bien fâcheux occupants en bloquaient l’accès. Ah, les soldati francesi…
Au terme de mes recherches, je fus à même de proposer une hypothèse quant à la genèse du fonds Domenicani II.
Les documents conservés au Vatican sont pour la plupart liés à des archives se trouvant à Sainte-Sabine, mais aucun n’est postérieur à 1809. Or, à partir de 1810, les armées napoléoniennes procédèrent à la saisie des archives pontificales, mais aussi de celles d’autres ordres religieux. Les Dominicains étaient de ceux-ci et une partie de leurs archives prit la direction du Palais Soubise. Après la chute de Napoléon, toutes revinrent à Rome, mais l’état dans lequel se trouvaient la ville et les ordres religieux conduisit Marino Marini, neveu du gardien des Archives vaticanes Gaetano Marini, à décider de les conserver au Vatican. Les conditions de l’enlèvement puis du retour de ces documents expliquent l’absence de trace documentaire. Il est possible qu’une partie des archives ait été restituée aux Dominicains dans les années qui suivirent tandis que le reste des documents demeurait au Vatican, formant le fonds Domenicani II. Une note anonyme, découverte par hasard collée dans un volume de Sainte-Sabine rassemblant des documents similaires à ceux du Vatican, laisse penser que la réalité n’est toutefois pas aussi simple :
Questo volume fu donato al nostro Archivio dai Padri Agostiniani che lo rinvennero nel loro archivio. Forse capito tra i volumi restituiti dall’Archivio Vaticano agli Agostiniani ed era nel fondo Domenicani che è ancora al Vaticano.
Nous connaissons l’epoca napoleonica, l’intervention française en 1849, l’unité italienne et les premiers temps du fascisme comme des temps forts de l’histoire italienne contemporaine. Mon stage à la Curie généralice des Dominicains m’a montré à quel point les archives sont tributaires des aléas de l’histoire. J’étais en arrivant à Rome peu familière des archives ecclésiastiques et je tire de cette expérience de précieuses connaissances et des réflexions sur la manière dont il convient d’exercer une mission de conseil scientifique et technique. Ce fut un véritable plaisir de collaborer avec Fr. Laffay et d’échanger avec les archivistes du Vatican, notamment le vice-préfet Paolo Vian qui suivait mon travail.
Quelques instantanés pour finir – car il n’y a pas que les archives dans la vie : l’attente sur les marches de la Minerve avant un colloque, la visite du jardin d’agrumes de l’Angelicum, serrer la main du Grand Maître de l’Ordre de Malte, la Place Saint-Pierre le jour de Pâques, la vue sur la cité depuis le plus haut balcon de Sainte-Sabine, les joyeux échos d’un appartement rempli de colocataires chartistes… Rome ainsi ne se laisse pas oublier.